Témoignage d’un intervenant

Regard sur l’Éclaircie

Travailleur social de formation et en transit par le Québec pour une année de découverte, c’est en mars 2011 que j’ai intégré l’équipe de la Maison l’Éclaircie au sein de laquelle j’ai travaillé en fin de semaine d’abord, comme intervenant de nuit, puis comme référent ensuite jusqu’en décembre 2011.

Bien que vite intégré à l’équipe, l’Éclaircie m’a vite surprise par son flou. Le flou est souvent considéré comme un défaut, par exemple en photographie, où la quête de contours tracés et bien nets s’est imposée au fil du temps. Le flou, d’habitude, dans une institution comme sur une image, c’est ce que l’on cherche à éviter. Il inquiète parce qu’il ne nous permet pas de nous accrocher à des certitudes ou de nous faire une idée claire de la situation. Il existe pourtant en photographie une technique très reconnue que l’on appelle le « flou artistique » et dont une des méthodes les plus répandues s’appelle le « bokeh ». Un contributeur à bien voulu, dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia, définir le bokeh de la façon suivante : « Le bokeh désigne un flou artistique d’arrière plan permettant de détacher le sujet de son environnement. »[1]. On pourrait dire, plutôt, pour les néophytes, que cette approche est celle qui permet de faire ressortir le sujet de son environnement, ou encore de lui laisser toute sa place. En tant que photographe, je dois dire que l’une des clefs de la réussite d’un beau bokeh, c’est l’équilibre entre l’ouverture[2] et la mise au point. Autrement dit, cette technique de flou nécessite à la fois le respect rigoureux de règles, du temps, mais également une grande capacité d’adaptation face au sujet et son environnement.

Ainsi, et après ces quelques mois passés comme intervenant dans la Maison, je ne choisis pas cette métaphore au hasard. Je crois qu’il faut parler du flou pour faire entendre qu’il ne s’improvise pas. Et pour poursuivre mon propos, je m’appuierai sur une autre définition du mot flou, celle proposée par le dictionnaire de l’Académie Française, qui me semble également pertinente : « Dont les lignes, les contours sont souples et mouvants ; qui n’a pas une forme nettement définie. »[3]. En effet, il me semble que l’Éclaircie s’est dotée d’une approche soutenue par des fondements forts mais dont les contours sont souples, adaptables et continuellement en mouvement. En tant qu’intervenant, j’y ai vu deux avantages majeurs à l’accueil et à l’accompagnement en santé mentale que je souhaite ici développer.

Premièrement, l’Éclaircie s’est gardée d’adopter une approche rationalisée de sa fonction auprès des résidents. Bien souvent, et j’ai eu l’occasion de le constater à dans d’autres expériences professionnelles, les institutions s’organisent sous forme de lieux « de résidence ou de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées» [4]. Loin de ce triste tableau peint par Goffman après des observations dans ce qu’il appelait des « institutions totales », la Maison l’Éclaircie se présente comme un lieu d’accueil ouvert dans tous les sens du terme, où l’on vit et que l’on habite. Loin de la réclusion ou de l’isolement, les résidents sont invités à dépasser la notion d’hébergement et à habiter les lieux avec leur singularité, leur rapport à l’autre et au monde, et aussi bien sur, leurs angoisses. Ils sont invités à se rendre compte que de leurs paroles, de leurs récits, peut commencer une relation d’aide. Pour les résidents, il me semble que cette notion de l’accueil ouvert est particulièrement appréciable en tant qu’il permet de rester « entier » : lorsque l’on rentre dans un organisme de traitement en santé mentale, on ne laisse pas devant la porte, comme voudraient le penser certains, sa toxicomanie, sa solitude ou son isolement – il faut le dire, on n’y laisse pas non plus ses envies, ses intérêts et ses enthousiasmes. En ce sens, et lorsqu’elle accueille un résident, l’équipe d’intervenants de la Maison s’efforce de réussir un bokeh : elle met en avant le sujet mais n’écarte ni ses liens, ni son environnement. Il convient de dire ici avec conviction qu’à propos de l’accompagnement « psycho-social » (cette fameuse quête de l’autonomie sociale, professionnelle et économique chère aux systèmes d’accompagnement actuels), l’approche de la Maison l’Éclaircie dépasse celle centrée sur un aspect de l’individu considéré comme dysfonctionnant que l’on viendrait réparer ou compenser. Il me semble que l’équipe tente pour chaque résident d’élaborer un plan d’intervention qui s’apparente plutôt à la création de conditions qui entrainent la personne dans son tout vers une vie plus équilibrée et plus supportable. D’ailleurs, et pour faire un autre aparté à caractère photographique, je ne conseillerais pas de tenter quelle prise de vue que ce soit en ne tenant pas compte des divers éléments qui font la photographie argentique : la lumière, l’ouverture, la profondeur de champ, le temps ou la sensibilité du film sont autant de points à considérer pour appréhender un sujet dans sa singularité et sa complexité.

La question du résultat sera mon second point. Parler de la Maison l’Éclaircie c’est un peu opposer la photographie argentique et la photographie numérique : en numérique, la technique permet de faire des photos en mode « automatique », et lorsque ce mode est activé, l’appareil considère le résultat comme un moyen en soi : il effectue un réglage médian de tout les paramètres cités ci-dessus. Autrement dit l’appareil applique à la prise de vue un traitement générique qui permet d’obtenir le meilleur résultat sur le plus grand nombre de sujets possible. Problème : si le sujet s’écarte des critères définis comme étant ceux du plus grand nombre, le mode automatique gâche la prise de vue. Heureusement, l’équipe de la Maison n’est pas en mode automatique ! Et le résultat est encore considéré, dans son travail, comme une fin. Contrairement à la pensée de plus en plus courante qui voudrait que le résultat soit une des portes d’entrée du travail d’accompagnement psycho-social, il me semble que l’Éclaircie le considère comme une non moins importante porte de sortie. Au quotidien, cela se traduit par l’envie partagée par les intervenants de déployer des moyens d’accompagner, d’écouter et de soutenir les résidents. L’appareil en mode automatique ne laisse aucune place au flou, pourtant c’est ce flou qui crée les conditions nécessaires à la garantie d’une intervention adaptée à chacun et à chaque situation. Plus que de résultat ici, c’est de moyens dont nous parlons. Et c’est ce qui constitue le cœur du rôle de l’intervenant, ce qui est à la fois le plus difficile et le plus passionnant à l’Éclaircie : inventer son travail au quotidien. Ainsi, à l’occasion des réunions qu’elle se fixe une fois par semaine, l’équipe s’efforce-t-elle, soutenue par la théorie psychanalytique et les expériences professionnelles et académiques de chacun, de créer des modalités d’interventions.

« Il nous faut parler du cas de cette photographie…

– J’ai eu le développeur au téléphone, il dit que ce dont cette photo à besoin c’est d’un bon recadrage.

– Elle a passé toute la fin de semaine à côté de l’album, je ne l’ai pas vraiment vue.

– Ce matin elle était bien dans l’album mais elle contrastait mal avec les autres.

– Moi je l’ai longuement regardée hier soir, elle me parle cette photo. Je pense qu’elle est vraiment en lien avec les autres.

– Depuis quand est-elle dans l’album ? Deux mois déjà !

– Personnellement je ne crois pas que cela se limite à un problème de contraste, cette photo, a-t-elle vraiment sa place dans notre album ?

– En même temps je ne vois pas où on pourrait la ranger, elle risque de finir bien maganée…

– Il faut dire qu’avec l’éclairage du bureau on ne la voit peut-être pas comme on le devrait.

– Écoutez, les règles de l’album sont strictes et il faut que cela soit juste aussi pour les autres photos. Prenons le temps de les relire avant de prendre une décision. »

Il s’agit ici d’un choix institutionnel fort : celui d’inviter les intervenants à réfléchir et de leur laisser le temps de s’y consacrer ensemble. Ces temps de travail sont centraux car ils tendent à créer une cohérence d’intervention en rassemblant l’équipe autour de questions communes. Les moments consacrés aux apports théoriques sont souvent enrichis de points très concrets et de débats qui, loin de s’essayer à l’uniformisation ou à la modélisation des interventions, mettent en lumière toute la richesse que constitue l’équipe dans son unité et sa diversité. Cette diversité d’ailleurs, m’est apparue comme essentielle pour les résidents en tant qu’elle leur permet d’une part d’adresser différentes demandes aux intervenants avec qui ils souhaitent ou peuvent créer un lien plus fort, et d’autre part de bénéficier de la prise d’initiative de chaque intervenant dans le cadre de son travail.

La Maison l’Éclaircie n’est pas une structure « alternative » pour rien ; elle se place en marge des services de santé mentale réguliers et assure une mission essentielle de garde-fou dans la dérive techniciste et rationaliste de l’accompagnement médico-social, et ce dans l’intérêt premier des personnes qu’elle accueille et accompagne. A ceux exclus des modèles de prise en charge basés sur l’activité à tout prix et l’observation des comportements, comme aux autres, la Maison l’Éclaircie offre un accueil d’une grande qualité qui place l’écoute et la singularité de tous au centre de son intervention.

Jean-Maxime Renk

Mars 2012


[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Flou_artistique, consulté le 08 mars 2012.

[2] Celle du diaphragme de l’appareil.

[3] Dictionnaire de l’Académie Française 9ème édition, sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, www.cnrtl.fr, consulté le 08 mars 2012.

[4] GOFFMAN Erving, Asiles, étude sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de minuit, Paris, 1968, p. 41

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